par Mathieu Puech
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11 avril 2023
« Nous connaissons parfaitement notre corps, mais nous ne savons rien de notre cerveau, et il peut nous jouer des tours. » Kilian Jornet L’incertitude, la complexité de nos relations, la multitude de solutions possibles sont les facteurs exogènes qui impactent notre prise de décision au quotidien. Notre système nerveux est le gardien du temple, c’est lui qui traite, interprète et distribue des millions de messages qui nous maintiennent en vie, qui nous font bouger, penser, réfléchir et tellement plus encore. Aujourd’hui finissons-en avec un mythe (désolé Monsieur René Descartes et votre modèle du dualisme), nos comportements ne sont pas guidés par notre conscience ou notre libre arbitre mais bien par nos émotions. Trop de livres ont donné à celles-ci une mauvaise réputation en suggérant qu’elles pouvaient être un obstacle à une bonne prise de décisions. C’est exactement l’inverse de notre point de vue. Darwin et Ekman ont mis en lumière le fait qu’elles façonnent notre perception du monde et de nous-mêmes. Les émotions influencent directement notre prise de décision. « Les humains ne sont pas des machines pensantes qui ressentent des émotions, nous sommes plutôt des machines émotionnelles qui pensent » Antonio Damasio. Afin de mieux comprendre, nous allons vous mettre en situation : Vous roulez de nuit sur une route déserte, et soudainement votre voiture tombe en panne. Vous devez chercher de l’aide parce que bien sûr, pas de réseau autour de vous. Vous vous décidez donc à partir sur la route avec tout autour de vous une forêt dense qui commence à mettre tous vos sens en alertes. Vous voilà donc dans une situation de grande complexité, car l’incertitude et le risque vous affecte. C’est à ce moment que vous commencez à entendre ses petites voix dans votre tête, l’une est rationnelle : - Tout va bien se passer, il ne peut rien m’arriver. - Je vais trouver un garagiste ouvert à 3h du matin. - Une voiture va bien finir par passer. - Est-ce que j’ai bien programmé le lave-vaisselle avant de partir ? Tandis que la seconde est beaucoup plus craintive : - C’est quoi ce bruit dans les fourrées ? Je vais quand même accélérer le pas. - J’ai comme l’impression que quelqu’un me suit. Si c’est un serial killer je suis prêt à me battre ? - Cette ombre gigantesque, ça ne serait pas un ours ? Ah oui si je croise un ours, je reste immobile et je fais le mort. Au-delà de ses questions, se pose LA question principale : Quelle décision dois-je prendre ? Et sur quelles bases dois-je la prendre ? Alors même si certains supposent que dans ce type de circonstances, leur tête ressemble à un meeting de la CGT un soir de manifestation avec autant de voix que de volontés de prendre une décision, arrêtez de compter car d’un point de vue purement scientifique, ils ne sont que deux. C’est Daniel Kahneman (prix Nobel d’économie) qui l’a popularisé dans son livre « Système 1, Système 2, les deux vitesses de la pensée ». Effectivement quand on doit décider nous n’avons pas un mais deux cerveaux : - Le cerveau primitif, nous l’appellerons Système 1 (ci-après le S1). - Le cerveau rationnel, qui sera le Système 2 (ci-après le S2). Le S1, ou l’ancien pour les intimes, nous avons la particularité de le partager avec tous les vertébrés, car ils doivent prendre des décisions pour survivre : - Je tourne à droite ? à gauche ? - Manger ? Boire ? - De quelle direction vient ce bruit ? Concrètement, le S1 fonctionne automatiquement (respiration) et rapidement (nos réflexes), avec peu d’effort et aucune sensation de contrôle délibéré. Il est impulsif, égoïste et a des convictions explicites. Représentons-le comme Tony Stark, personnage d’Iron Man dans Marvel. Les supers pouvoirs du S1 nous permettent également de détecter l’hostilité d’une voix ou d’un visage (instinct de survie). Parlons maintenant de ses points faibles : Le S1 comprend mal la logique, les statistiques et ne peut pas être débranché… Alors quand Tony Stark rencontre des difficultés à prendre des décisions, il se tourne vers J.A.R.V.I.S (Just A Rather Very Intelligent System) son intelligence artificielle qui consomme énormément d’énergie… Le S2, ou le petit jeune pour nos lecteurs, accordent de l’attention aux activités mentales contraignantes, aux calculs complexes. Son fonctionnement dans la prise de décision est souvent associé à la concentration et aux langages. Il est responsable du contrôle de soi, de la petite voix que nous prenons pour notre conscience, il nous dit quoi faire. Lors du top départ d’une course, ce S2 nous aide à nous concentrer et à être prêt à bondir des starting blocks. Dans une négociation, il va nous aider à rebondir sur une information cruciale délivrée par notre interlocuteur. Il va fouiller dans notre mémoire pour identifier un bruit, un goût particulier (la madeleine de Proust), il se focalise sur une voix particulière dans une salle comble, nous permet de s’adapter à la situation sociale autour de nous. Lors d’une course, il va nous permettre d’accélérer notre foulée naturelle. Et c’est également lui qui nous aide à remplir notre déclaration d’impôt. Vous l’avez compris c’est lui qui intervient quand l’enjeu devient complexe. Mais attention, il est fainéant et aura de la réticence à investir tout effort qui ne serait pas nécessaire. Vous comprenez maintenant pourquoi la paresse est profondément inscrite dans notre nature. Vous avez dû déjà remarquer que résoudre un problème juste avant de manger requiert beaucoup plus de volonté que si vous vous y mettiez juste après votre repas. De ce fait, essayez de planifier vos négociations après l’heure du repas. Votre interlocuteur sera plus réceptif et vous serez plus à même de vous concentrer sur l’objectif commun partagé de la négociation. Le système nerveux consomme plus de glucose que les autres organes du corps humain, et une activité continue de J.A.R.V.I.S coûte très cher en énergie. Lorsque vous courrez, vous brûlez davantage de calories à ce rythme qu’en restant assis devant votre bureau, mais vous l’avez surement remarqué, ce n’est pas la seule raison pour laquelle nous courrons : - Nous ne ressentons aucune contrainte ; - Nous ne sommes tiraillés par aucun conflit ; - Nous sommes également capables de penser et de travailler en courant à notre vitesse naturelle. Clairement, cette légère activité physique nous procure une plus grande vivacité intellectuelle. Combien de fois, pendant une séance d’entrainement à la course, avons-nous trouvé une solution à un souci du quotidien qui nous bloquait dans notre prise de décision ? Cependant, il suffit qu’on accélère notre cadence pour bouleverser complétement notre état de transe. Le passage à une foulée plus rapide entraine une détérioration brutale de notre capacité à penser de manière cohérente. Quand nous effectuons des séances fractionnées, notre attention se tourne de plus en plus vers notre montre et le maintien du rythme élevé. Outre l’effort physique que nécessite le déplacement rapide de notre corps, un effort mental de contrôle de soi est nécessaire pour résister à l’envie de ralentir. En négociation, nous l’appelons l’effet tunnel, notre esprit est embrouillé et n’arrive plus à traiter toutes les informations que nous recevons. Voici une raison d’être toujours accompagné par un binôme pour garder une vue d’ensemble de la discussion. « La nature a soumis l’humanité au gouvernement de deux maîtres souverains, la douleur et le plaisir. C’est à eux seuls qu’il revient de nous indiquer ce que nous devrions faire, ainsi que de déterminer ce que nous allons faire. » Jeremy Benthman. La divergence entre la prise de décision et l’expérience, nous entraine à renouveler nos erreurs passées. C’est pour cela qu’en formation à la négociation, nous insistons grandement sur l’importance du débriefing. C’est lui qui façonne l’expertise. Nos goûts et nos décisions sont façonnés par nos souvenirs, mais ces derniers peuvent être erronés. Nous voulons que la douleur soit brève et que le plaisir dure. Notre mémoire se souviendra le moment le plus intense d’un pic de douleur ou de plaisir et les sentiments éprouvés quand l’épisode est arrivé à la fin. Le plaisir de terminer une course extrême prendra le dessus sur la douleur perçue durant la course. « Dans 40 ans, je ne me souviendrai plus si je suis arrivé premier ou deuxième, je me souviendrai des émotions que j’ai ressenties… » Kilian Jornet Le contrôle de soi et l’effort cognitif sont l’un et l’autre une forme de travail mental. Plus nous sommes stimulés par une tache compliquée plus nous sommes tentés de céder à la tentation. Le S1 a plus d’influence sur notre comportement quand S2 est occupé. Le contrôle de soi est vraiment fatiguant. Si nous nous forçons à faire quelque chose, nous serons moins enclins à exercer le même contrôle quand surviendra le défi suivant (épuisement de l’égo). Notre vision du monde est personnelle, elle vient de notre éducation, de notre environnement socioculturel et de nos expériences passées. Nous réagissons tous différemment face aux personnes qui sont en face de nous. Nous devons alors nous adapter (s’adapter à l’autre) et canaliser notre comportement pour ne pas envenimer la situation. C’est à ce moment-là qu’il faut être en fort (en négociation) pour ne pas basculer et pour garder sa lucidité. Cette canalisation du comportement passe par la pratique. La pratique passe par l’apprentissage. L’apprentissage passe par le debriefing. Le débriefing qu’il soit suite à une négociation ou quelques jours après une course à pied nous permet de mieux apprendre de ce qui a été vécu. Et capitaliser sur cet apprentissage permettra de créer des automatismes qui feront moins travailler l’activité cérébrale. Comme le précise Jean Philippe LACHAUX, directeur de recherche INSERM au centre de recherches en neurosciences de Lyon, « le stress est mauvais pour le self control. Un stress élevé est en effet perçu comme un signal de danger pour le cerveau qui, en réponse, cherche à gagner du temps. Les hormones du stress, tel que le cortisol, participent à un système qui court-circuite le système de frein, ce qui inhibe la maitrise de soi et favorise les automatismes. Mieux vaut alors avoir de bons schémas d’actions programmés, pour savoir répondre aux situations stressantes. Et ne pas hésiter à ralentir, pour éviter la fuite en avant des automatismes et rétablir consciemment une sorte de frein à main » [1] . Quand nous négocions, notre partie analytique décode notre conversation (J.A.R.V.I.S) ; or uniquement Tony Starck décidera de se mettre en action. Lorsque les deux tombent d’accord, tout se passe pour le mieux. Cependant lorsqu’il n’y a pas d’accord, l’inconscient (Tony Starck) prendra toujours la décision finale. Prenons cette énigme pour exemple, ne tentez pas de la résoudre mais juste de suivre votre intuition : Une feuille et un stylo coutent 1,10 euros. Le stylo coute 1 euro de plus que la feuille. Combien coûte la feuille ? En une fraction de seconde un chiffre est apparu : 10. La feuille coute 10 centimes. Si vous faites le calcul avec la feuille à 10 centimes, le montant total sera de 1,20 euros et non 1,10 euros. La bonne réponse est 5 centimes. Ceux qui ont trouvé le bon chiffre, ont réussi à résister à leur intuition. Voici une raison de bien préparer sa négociation, car le cerveau primaire est intuitif et impulsif et a tendance à dire la première chose qui lui vient à l’esprit, alors que le cerveau rationnel est capable de raisonner. Mais chez certain il est paresseux. Le monde n’est pas aussi logique que nous le pensons. Sa cohérence provient essentiellement de la façon qu’a notre esprit de fonctionner. On ne nait pas Super Héros pour la négociation ou la course, on le devient à force de pratique, de répétition d’expérience et de travail. Alors si Tony Starck prend régulièrement le dessus sur J.A.R.V.I.S, nous pouvons parler du droit d’ainesse . En effet le cerveau primitif a plus de 500 millions d’années. C’est lui qui a permis à nos ancêtres de survivre en milieu hostile. La réaction de lutte, de fuite ou d’immobilisation est la réaction naturelle de notre corps face à un danger. Plus précisément, la lutte ou la fuite est une réaction de défense active qui consiste à se battre ou à fuir. On parle d'immobilité réactive (réaction face à une surprise ou face à une situation effrayante) ou d'immobilité attentive (le lapin face aux phares d’une voiture). Elle implique des changements physiologiques similaires (augmentation du rythme cardiaque, tous vos sens en alertes), mais vous restez complètement immobile et vous vous préparez à l'action suivante. Lors d’une négociation, la gestion d’un profil complexe requiert deux compétences inamovibles : la capacité à travailler sur soi et la capacité à travailler sur l’autre. Si l’une flanche, l’autre suivra. Face à l’incertitude, ces réactions psychologiques et désagréables se déclenchent automatiquement. La capacité à travailler sur soi repose sur cinq grandes étapes [2] : - Identifier - S’intéresser, - Comprendre - Accepter - Agir Comme aucune interaction n’est semblable, la prise de décision dépend de vous, en fonction de votre perception. Vous pouvez remercier votre œil et votre nerf optique (physiquement connecté au cerveau primitif) qui détectent toutes les émotions de votre interlocuteur. Notre vision est le principal canal grâce auquel nous percevons le monde et les émotions des personnes qui nous entourent. Aucun sens n’est plus dominant que celui de la vue (30% de nos neurones sont visuels). « Le dialogue devrait simplement être une musique parmi d’autres, un simple son sortant de la bouche d’acteurs dont les yeux racontent l’histoire en termes visuels » Alfred Hitchcock Et quel âge pour le S2 ? Seulement 5 millions d’années, son apparition intervient lorsque l’Homme a eu besoin de communiquer et de d’affirmer son besoin de confort (allumer un feu, dessiner sur les murs, créer des liens sociaux pour augmenter les chances à la chasse…). Vous l’aurez compris les émotions jouent un rôle essentiel dans la capacité de déclencher les décisions, nous pouvons les considérer comme le carburant de base. Sans émotions, pas de rétention, et donc pas de décisions. Nous avons essayé de décrire le fonctionnement de l’esprit comme une interaction difficile entre deux Avengers : Tony Starck l’automatique et J.A.R.V.I.S le conseiller fidèle. Vous connaissez un peu mieux leur particularité et vous pouvez prédire comment ils vont réagir suivant les situations. Le S2 est un peu la personne que nous souhaitons être, il articule nos jugements et fait des choix mais il rationalise régulièrement les idées et les sentiments engendrés par le S1. Nous commettons des erreurs parce que nous (J.A.R.VI.S n’a pas toujours les réponses) ne savons pas quoi faire d’autre. Tandis que le S1 est certes à l’origine de beaucoup de nos manquements, mais aussi de la plupart de nos réussites (l’essentiel de nos activités). Le tout est d’étudier les résultats de nos prises de décisions afin que les décisions futures soient basées sur les résultats passés (qu’ils soient positifs ou négatifs). Nos pensées et nos actes sont majoritairement guidés par notre cerveau primitif, la mémoire contient tout le répertoire de nos compétences acquises au fil d’une vie de pratique. Elles produisent des solutions appropriées à nos défis quotidiens, qu’il s’agisse de contourner une pierre sur un chemin ou d’éviter la colère d’un client mécontent des services vendus. Alors avez-vous encore des doutes sur l’importance du débriefing (à chaud et à froid) après chaque négociation et course ? [1] In Sciences et Avenir Avril 2023 « Il faut savoir opter pour le bon niveau de contrôle de soi » [2] In « Comment neutraliser les profils complexes » par M. Mery et L. Combalbert éd. Eyrolles